samedi 14 novembre 2009

Alter égo

Il y avait des jours où, en sortant du sommeil, elle sentait le destin peser sur sa tête comme un lourd nuage de pluie. Des jours difficiles à vivre, non pas tant à cause de la sensation de désastre imminent qu'elle éprouvait alors d'une façon aigue, mais parceque son système de présages s'en trouvait complètement boulversé. Si, aux jours ordinaires, elle se tordait la cheville ou s'écorchait le menton contre un meuble en partant faire ses courses, il lui était facile de conclure que ses achats seraient manqués pour une raison ou pour une autre, ou qu'il pourrait être visiblement dangereux pour elle de s'obstiner à vouloir sortir.

Ces jours là, au moins, elle savait distinguer un bon présage d'un mauvais. Mais les autres jours étaient des traîtres, car le sentiment du destin y devenait si fort qu'il se transformait, en elle ou à ses cotés, en un esprit hostile capable de deviner les précautions qu'elle prenait pour se garder des mauvais présages, capable donc de lui tendre des pièges. Ainsi, ce qui parraissait à première vue un signe heureux pouvait bien n'être, en somme, qu'une embûche à éviter. Et dans ce cas, il ne fallait pas tenir compte de la cheville tordue qui ne lui avait été imposée que pour l'empêcher de sortir quand la chaudière exploserait, quand la maison prendrait feu, ou qu'une personne particulièrement indésirable entrerait en passant pour la voir.

Dans sa vie privée, dans ses rapports avec ses amis, de telles considérations atteignaient des proportions gigantesques. Elle pouvait demeurer assise une matinée entière à s'efforcer de se rappeler par le détail une brève scène ou un entretient pour recomposer en esprit toutes les interprétations possibles de chaque geste ou de chaque phrase, de chaque expression du visage ou de chaque inflexion de la voix, et de juxtapser ensuite les faits et les inerprétations. (...)
Elle semblait alors frappée d'une étrange paralysie: sans réactions, sans personnalité, le regard halluciné. Ces jours-là, les amis qui la connaissaient bien disaient: «Kit est dans un de ses jours»...

-Un thé au Sahara
Paul Bowles

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